Entrepreneuriat éthique en temps de guerre
En période de tensions géopolitiques, la politique des entreprises en matière de durabilité est mise à rude épreuve sous l’effet des sanctions, des problèmes d’approvisionnement, des risques pour la réputation et des choix moraux. En 2025, l’entrepreneuriat éthique dans des zones de conflit exige à la fois diligence raisonnable, courage et pragmatisme. (Wouter Temmerman)
Alors que le monde connaît le nombre de conflits armés le plus élevé depuis 1945, les entreprises ressentent plus souvent qu’elles le voudraient l’impact des tempêtes géopolitiques. Les acteurs qui opèrent dans des territoires en crise sont confrontés à une surveillance publique accrue et à une pression sociale et commerciale croissante sur leurs décisions. En effet, de nombreuses multinationales ont mis en œuvre une stratégie de développement durable approfondie en 2025. Les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient ont rendu les entreprises européennes en particulier d’autant plus conscientes que les conflits géopolitiques minent ces stratégies sous plusieurs angles. « Pendant longtemps, les entreprises ont considéré les risques géopolitiques comme des facteurs externes sur lesquels elles avaient peu de prise », dit Hans Diels, expert en géopolitique chez Etion et auteur du livre ‘Markt onder vuur’. « Il arrive souvent qu’elles ignorent même d’où viennent exactement leurs composants ou ce qui se passe dans leur chaîne d’approvisionnement. Elles comprennent donc parfois très tard qu’elles sont impliquées dans des pratiques qu’elles ne veulent pas soutenir. »
Risques rapides et risques lents
Cette prise de conscience tardive peut avoir de lourdes conséquences. Tout d’abord, les entreprises n’ont pas une vision claire de la façon dont les conflits armés peuvent affecter les flux commerciaux mondiaux. Les tensions géopolitiques perturbent les chaînes d’approvisionnement et augmentent la volatilité des marchés. Les entreprises ont alors beaucoup plus de mal à réaliser leurs ambitions en matière de durabilité notamment. L’invasion russe en Ukraine, par exemple, a perturbé les marchés de l’énergie et des céréales et mis douloureusement en évidence la dépendance de l’Europe envers le gaz russe. Les sociétés ont été contraintes de trouver de nouveaux fournisseurs et de s’adapter aux perturbations logistiques. Ces ajustements ont souvent un impact sur les objectifs fixés en matière de RSE. En plus des perturbations immédiates, les entreprises doivent aussi tenir compte des risques appelés ‘slow burn’ dans leur chaîne. En République démocratique du Congo, les violences ont repris fin 2023 lorsqu’une milice soutenue par le Rwanda a attaqué la ville stratégique de Goma. De telles escalades menacent l’extraction de minerais critiques (comme le cobalt) et risquent d’affecter les chaînes industrielles mondiales. Cet exemple montre que la sécurité d’approvisionnement et la durabilité vont de plus en plus souvent de pair : les acteurs qui utilisent des ressources sensibles aux conflits doivent trouver des alternatives à temps ou contribuer à la stabilité sur place. « Pour estimer les émissions de CO₂, il est encore possible de travailler avec des normes et des audits, dit Hans Diels. Mais il est beaucoup plus difficile de déterminer si votre chaîne est liée à des conflits ou des violations des droits humains. Cela nécessite une compréhension bien plus approfondie du contexte local. Et les entreprises ont encore du mal à y parvenir. »
Atteinte à la réputation
Outre les dommages causés à la chaîne d’approvisionnement, l’atteinte à la réputation est souvent la conséquence la plus visible d’activités menées dans une zone de conflit ou de liens avec des fournisseurs dans la région. Hans Diels observe des réactions différentes. « Pour les grandes marques, le risque pour la réputation est souvent une raison de se retirer d’un pays en conflit, dit-il. Les PME ont parfois le raisonnement inverse : elles ne veulent pas abandonner leurs travailleurs et partenaires locaux sur place. La réputation pèse donc dans les deux sens. » Il est frappant que les entreprises évaluent le risque pour leur réputation, non seulement du point de vue du consommateur ou du salarié, mais aussi, et au moins tout autant, du point de vue des investisseurs. Les critères ESG (environnement, société et gouvernance) définis par une entreprise jouent un rôle croissant dans l’évaluation des risques dans les zones de conflit. Les investisseurs et gestionnaires de fonds durables se montrent de plus en plus attentifs aux lieux où une société est active. À cet égard, l’invasion russe a été un rappel à la réalité, contraignant les fournisseurs d’investissements durables à renforcer le poids des risques politiques. Candriam, un gestionnaire d’actifs qui applique intégralement les critères ESG, souligne que les données traditionnelles ne donnent pas une vision suffisante des activités d’une entreprise dans des zones de conflit. C’est pourquoi le gestionnaire cherche à dialoguer avec les acteurs exposés à ce type de risque. Concrètement, Candriam a annoncé qu’il allait abaisser le score ESG des entreprises qui n’ont pas de politique spécifique pour les zones de conflit.
Devoir de diligence en matière de droits humains
À la pression exercée par les investisseurs s’ajoute la pression législative, qui va bien au-delà de la directive sur le reporting en matière de durabilité des entreprises (CSRD). En 2024, le Parlement européen a approuvé la directive sur le devoir de diligence des entreprises en matière de durabilité (CSDDD). Ce texte oblige les grandes sociétés à identifier et à traiter les risques liés aux droits humains et à l’environnement dans leur chaîne d’approvisionnement. Tant le Parlement européen que l’OCDE ont indiqué explicitement que les zones de conflit nécessitent une attention particulière à cet égard. Si une entreprise opère dans une zone de guerre, elle devra démontrer, après la transposition de la directive dans le droit national (au plus tard en juillet 2026), les mesures qu’elle adopte pour ne pas contribuer à la violence ou aux abus. En outre, la directive CSRD est entrée en vigueur début 2024. Elle oblige des milliers de grandes entreprises à publier leurs politiques, leurs performances et leurs risques en matière de durabilité, ce qui inclut les risques géopolitiques et les risques liés aux droits humains. Cette directive les amène donc aussi à se montrer transparentes concernant les pays dans lesquels elles sont actives et la manière dont elles traitent les questions liées aux conflits.
Les entreprises qui veulent opérer de manière éthique dans un contexte de tensions géopolitiques peuvent s’appuyer sur des normes internationales, telles que les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et les directives de l’OCDE pour les multinationales. Elles ont la responsabilité de respecter les droits humains et d’éviter tout impact négatif, y compris dans des États fragiles. L’organisation néerlandaise pour la paix PAX y voit une ‘diligence raisonnable renforcée en matière de droits humains’ pour les entreprises, ce qui implique de faire preuve d’une vigilance accrue et de mener des enquêtes plus approfondies et plus fréquentes sur les risques, y compris une analyse approfondie des conflits. Une mission nécessaire, mais délicate, même si la façon dont une entreprise doit s’y prendre est assez claire, conclut Hans Diels. « La première étape consiste à dresser un inventaire aussi complet que possible : d’où viennent les matières premières, qui sont les parties prenantes locales et quels sont les risques ? La deuxième étape vise à définir précisément les limites éthiques de l’entreprise et, surtout, la manière dont elle souhaite les appliquer dans la pratique. »